Comme tous les mercredis matins, Mini s'est levé très tôt pour aller au marché de Cuorgnè. Les petites, qui dorment encore, ont tout préparé la veille : dans un des paniers les petites tomes (i tomini) emballées dans les feuilles de châtaigner et les deux mottes de beurre entourées d'une fine gaze. Dans l'autre panier les œufs calés dans du papier journal pour éviter la casse.

Il n'a plus qu'à charger les lourds paniers sur son vélo. Il est prêt à partir, il est 6 heures. Il s'agit d'arriver dans les premiers pour choisir un bel emplacement à l'entrée du marché, bien en vue des clients. Avec sa petite taille et son air austère, Mini ne sait pas attirer le chaland. Il ne sait pas mettre sa production en valeur, seule compte la qualité de ses produits. Pour donner au beurre d'hiver une belle couleur jaune bouton d'or comme celui d'été où les vaches peuvent se régaler d'herbe bien grasse, il n'hésite pas à ajouter quelques gouttes d'aniline au lait. Il ne lésine pas non plus sur le sel pour donner plus de goût à ses fromages. Ce sont tous ces petits additifs qui l'aident à mieux vendre.

A 10 heures, il a déjà tout vendu aujourd'hui. Alors il a le temps d'aller se poser un quart d'heure au café pour boire son verre de vin. Il en profite pour échanger quelques paroles avec les autres paysans venus eux aussi écouler leur petite production au marché. Il se tient au courant de la maturation du raisin chez les autres, prend des nouvelles de la santé des malades. Mais quand la conversation tourne à la politique, il se lève, paye et s'en va. C'est quelque chose qui ne l'intéresse absolument pas. De son pas nerveux, il se dirige vers le marché aux bestiaux : veaux, vaches, cochons, chèvres attendent de trouver preneur. Les vaches éloignées de leur veau lancent de grands mugissements de détresse et tirent sur les cordes qui les retiennent aux barrières. Les petits ouvrent leurs grands yeux noirs avec un air tout étonné, les chèvres qui ont envie de gambader tentent d'arracher  leurs chaînes. Ils sont tous regroupés autour de l'énorme balance qui va déterminer leur poids et donc leur prix.

Mini va voir les bêtes de près, il les inspecte, même s'il n'a aucunement l'intention d'en acheter. Il caresse un jeune veau, entre ses deux petites cornes, là où le poil est plus frisé, il lui dit quelques paroles. Il aime les bêtes et aimerait en avoir plus s'il en avait les moyens. Aujourd'hui, il est venu pour acheter trois jeunes poulettes, car les siennes commencent à se faire vieilles, elles pondent moins. L'investissement sera vite rentabilisé. Il inspecte leur crête qui doit être bien rouge, l'oeil qui doit être vif et leurs plumes qui ne doivent pas abriter de parasites. Son choix est fait, il ne reste plus qu'à négocier le prix avec le vendeur :

-Quoi ! Quarante lires pour trois poulettes, c'est pas possible ! Elles sont à peine plus grosses que des poussins

-Eh, elles ont été nourries avec le maïs que tu m'as vendu à l'automne. Tu te souviens à quel prix tu me l'as fait ? En plus, elles sont prêtes à pondre, dans 15 jours tu vends déjà leurs œufs.

-Je vais quand même aller voir Giuseppe, à quel prix il les vend.

-C'est bon Mini, je te les laisses à 38 ! Mais avec le reste va acheter une bricole à tes gosses.

-Mes gosses, à part leur mère qui leur manque, ils ont tout ce qu'il faut. Je leur mettrai de côté pour leur trousseau.

Mini extrait avec difficulté les quatre billets de sa sacoche, comme si ses doigts n'étaient pas prêts à dépenser autant, puis il va récupérer son vélo et ses paniers. Les poules n'ont pas envie d'être ligotées dans les paniers, elles ne se laissent pas attraper facilement et entonnent un beau concert de protestation.

-Allez, ciao Mini. Coupe leurs ailes en arrivant à la maison, ce sera plus sûr. Et passe me dire la semaine prochaine combien d’œufs elles t'ont déjà donnés

Mini enfourche son vélo, avec le porte bagage arrière surmonté de son poulailler ambulant. Il n'est pas loin de midi et le soleil commence à bien taper. Il ne veut pas que ses petites poulettes prennent un coup de chaud, alors il pédale le plus vite possible. La côte est redoutable avant d'arriver au Pendisiore et le chemin bien caillouteux. Il cale et est obligé de mettre pied à terre. Il poursuit sa route en poussant le vélo.

Arrivé devant Ca d'Mattioda, une bande de gamins vient au devant lui en gesticulant et en riant. Ce sont les deux fils de Giuseppe, Milio e Enri, accompagnés des enfants de Luigi, Firmin et son petit frère. Les gamins viennent l'encercler. Pour une fois, ils semblent bien disposé, même polis:

-Bonjour Mini ! Vous avez l'air fatigué. Il fait tellement chaud. Si vous voulez, on peut vous aider à pousser votre vélo.

-Oh, vous avez acheté des belles poules ! Je peux les caresser ?Mon père aussi, il en a acheté la semaine dernière.

Mini est content que les garnements lui propose de l'aide et il accepte bien volontiers. Il va pouvoir souffler un peu, il sort son grand mouchoir à carreaux et s'éponge le front, tandis que  Milio, le plus âgé,  prend le guidon et que les autres restent  à l'arrière autour des poules. Min ne peut s'empêcher de faire sa leçon de catéchisme:

-Merci les enfants ! Vous savez, chaque fois que vous faites une bonne action, l'Enfant Jésus se réjouit

-Mais oui, Mini, Don Peroti nous l'a déjà dit ! Il est gentil Don Peroti et il nous explique bien la Bible. On a de la chance d'avoir un curé comme lui..

Don Peroti est le grand confident de Mini, son interlocuteur favori. Entendre les propos élogieux de ces enfants sur son ami le ravit. En pensant que ces gamins qui étaient des vraies canailles s'assagissent au contact du prêtre, il est vraiment content. Tellement content qu'au début, il n'entend même pas ses poules glousser comme des malheureuses qui appellent au secours. Il réfléchit à ce qu'il pourrait encore trouver comme arguments pour convaincre ces jeunes d 'être de bons chrétiens. Mais un gloussement rauque le fait se retourner et il découvre les deux plus jeunes larrons les mains serrées sur le cou des poules qui sont en train d'étouffer.

Un juron lui échappe, ce qui  fait fuir les gamins. Il tente en vain de les poursuivre. Émile en profite pour poser le vélo contre le mur de la chapelle San Rocco et prend lui aussi la poudre d'escampette.

-Attendez que je vois vos pères pour leur dire ! Vous aurez intérêt à courir vite ce jour là !

Maintenant que le chemin est plus plat et qu'il n'y a plus personne à évangéliser, Mini remonte en selle.

En arrivant dans sa cour, il rencontre son frère Martin et lui raconte sa mésaventure :

-Pour un peu, ils me les auraient étranglées pour de bon. Ils faisaient semblant de les caresser, mais ils voulaient vraiment leur tordre le coup ! Quels sales gosses, je suis sûr qu'ils avaient préparé leur coup en me voyant arriver !

-Tu sais, ce ne sont que des gamins Mini ! Laisse leur le temps de mûrir.

-Et dire que plus tard, ils seront capables de venir me demander la main de mes filles !

Les petites arrivent avec leur petit frère juste au moment de cet échange et rougissent en entendant que des voyous pourraient se marier avec elles. Elles ne font aucun commentaire. Le petit Célestin, lui, ajoute :

-Et moi, je me marierai avec Teresina !

Le ton sérieux de ce petit bonhomme de 5 ans fait rire tout le monde et Mini oublie sa mauvaise humeur.

Mais min avait bien vu : Nine se mariera avec le frère aîné de de Milio et Enri, quant à Vittoria elle se mariera avec Firmin qui adorait raconter cette histoire en riant aux larmes de la bonne blague qu'ils avaient faite, puis  se reprenait pour dire :

Ah, le pauvre homme ! On était vraiment des durs sans pitié.